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16/09/2018

Étienne Faure, Tête en bas

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   On a pu lire une partie des poèmes de Tête en bas dans des revues, ce n’est pourtant pas un recueil mais un vrai livre dont la composition complexe mériterait à elle seule un article. Les 96 poèmes sont répartis de manière stricte dans 12 ensembles titrés organisés symétriquement : 6+10+6+10+6+10 / 10+6+10+6+10+6. Si l’on s’attarde dans la première série sur les poèmes du troisième groupe de 10, on s’aperçoit qu’ils forment deux groupes complémentaires (ou opposés, selon le point de vue) : "En peinture" est consacré à des tableaux dont les thèmes évoquent la mort — sauf le dernier, à propos d’un tableau de Chagall, "Le Poète à la tête renversée", où des objets ne remplissent par leur fonction habituelle (un encrier vide, une lampe sans pétrole), image d’« un monde à l’envers » ; les "Poèmes d’appartement" qui suivent, liés à l’amour, sont plutôt du côté de la vie. Le jeu de la symétrie, ou de l’inversion, est suggéré par les deux courts textes en exergue) : « celui qui chute, vole (H. Arendt), et « …je voyais l’envers de la vie que l’on menait en ville » (A. Tchekhov).

   La construction même des poèmes, comme dans les livres précédents, donne à l’ensemble une cohérence forte : à de rares exceptions près (trois), chaque poème est formé d’une seule phrase, très souvent partagée par un tiret. Le titre suit le poème, pratique qui connaît deux exceptions dans l’ensemble "En peinture" : dans "Restauration" sont rétablis des mots manquants dans "Vétuste", qui le précède, comme si le texte avait pu être retrouvé grâce à des techniques analogues à celles utilisées pour découvrir le premier état d’un tableau. Passae du manque à la présence. On relèvera aussi d’un bout à l’autre du livre des jeux d’échos qui donnent une unité à des ensembles assez différents ; par exemple : « l’horizon des rhizomes », « monastères (…) austères », « âmes et hameaux », « Osier (…) l’os (…) oscille (…) oiseau », « obliques, obscurs, opaques », « nids d’effroi ou frayent », etc. Le lecteur rencontrera également ici et là des mots qui connotent, selon la norme dominante, un statut social : les marques "familier" et "populaire" du dictionnaire renvoient aux échanges considérés relâchés de la vie quotidienne : au gré de la lecture, « cagna », « dégueuler », « Y a quelqu’un ? », « la frime », « déglinguer », « fringues », « clope ». C’est là une manière de distribuer dans le livre des effets de réel, d’autant plus marqués que la syntaxe  d’Étienne Faure est toujours complexe.

   Le premier ensemble, "Réveils", s’ouvre sur une relation à la langue bien particulière. Comment reçoit-on les mots entendus à la suite d’un évanouissement ? Ils sont le signe d’une nouvelle naissance au monde, qui s’opère d’ailleurs en même temps qu’avec le regard de l’autre « l’amour (…) point ». La série se clôt sur la chute d’un corps, « chute en un beau sépia, lent vol » (reprise des mots d’Arendt), non pas un évanouissement mais le sommeil et on « se réveille en sursaut », seul et la tête sur la terre. Ce jeu d’éléments contraires est explicitement proposé dans le poème "tête en bas", où le narrateur « antipodiste en chute libre » passe de l’hémisphère Sud au Nord, donc d’abord — pat fiction — tête en bas… Pour l’ensemble du livre, on lira de nombreux mots de sens opposés, suffisamment abondants pour qu’on puisse y reconnaître une manière de lier entre euxdes groupes de poèmes —  on relève par exemple « flamme inverse, ardeur et haine », « avenir et passé », « futur et passé », « avantage et calvaire », « basse et haute », « visibles puis invisibles », « nuit et jour », « la mort dehors, dedans » et, formant un vers, « la mort, la vie ». C’est aussi que le réel n’est jamais tout noir ou tout blanc, que la vue même peut tromper quand les choses sont éloignées ou la lumière insuffisante, et  « ce qu’on croit / être un homme, est un arbre ou l’inverse » : le réel parfois échappe.

    Le réel ? Étienne Faure se soucie d’abord, depuis le premier livre(1), de ce qui est vécu — ici  l’amour, l’occupation des dimanches, le travail, etc. — ou des moments d’exception, comme la guerre ; ce parti-pris d’écrire sans quitter ce qui fait la vie des hommes est affirmé nettement : « le négoce infini des mots / empruntant à la vie ici / pour la restituer au livre » (p. 98). Ainsi est évoqué le sort d’une femme de ménage, qui ne peut qu’acquiescer aux ordres reçus et ne s’échappe que grâce à un petit miroir, sachant que tout bonheur lui est refusé.  Ainsi sont mises en parallèle les étreintes tarifées de la prostitution et celles des couples légalement institués, « natures mortes / haletantes / d’avoir vécu chair contre chair, fait souche », couples qui s’empressent d’ « enfanter pour un peu moins mourir ». Ainsi est soulignée la vie de ces ouvriers « usés par l’usine / qui meurent vite, après l’arrêt / du travail », et rien dans le temps ne laisse imaginer qu’il peut en être autrement ; les lendemains qui chantent sont toujours promis, mais « moyennant travail, / de tous côtés travail, travail seule issue au désastre ». Ce sont toujours « ces enfants de la patrie, déportés, communards, / sinistrés, réfugiés »  qui se retrouvent un jour ou l’autre sur les champs de bataille. Étienne Faure revient sur la guerre de 14-18, avec ses soldats « morts (…), nus, dans la tenue des vers de terre », et également sur les guerres de Louis XIV représentées par des tableaux où l’on voit des « cadavres de chevaux et d’hommes tombés / à la bataille ».

   La vision de l’humanité n’apparaît guère enthousiasmante ; la mort est partout, avec ces vieillards dont on voit la « bouche édentée ouverte au néant », avec cette « histoire d’amour achevée comme un meurtre », avec le suicide par défenestration, etc. Les activités de l’agriculture elles-mêmes sont proches de la guerre : l’affutage de la faux rappelle celui des couteaux pour ouvrir les animaux et l’outil « tranche », « abat fétuque et flouve en bataille / allongées sur le champ ». Partout on ne rencontre que des ruines — le mot revient souvent —, jardins abandonnés, débris des civilisations punique et romaine, etc., comme si tout était voué à disparaître, choses et œuvres humaines, « le monde est pourrissoir, l’amour idem ». Cependant, les lettres d’amour sont conservées dans les livres, « les mots protégeant les mots », pour être relues et toutes les amours ne sont pas qu’un « feu provisoire ».

   Mais si a pourriture gagne, en sortent toujours « des résidus de vie qui remontent, / comme à l’assaut ». Des moments de l’histoire familiale occupent discrètement le dernier ensemble de poèmes et le livre s’achève, à partir d’une photographie, sur l’évocation du grand-père prisonnier des allemands : par un trou dans la palissade, il voit que « la vie / persiste, soleil dehors ». Il est une autre façon dans Tête en bas de s’éloigner d’une vision désastreuse de l’humanité, par la peinture, même si les peintres ne proposent pas toujours une rperception heureuse du monde ; sont présents Goya, Bagetti, Dürer, Bruegel, Rebeyrolle, Otto Dix, Rebeyrolle. Est lu Trakl, est cité Villon et l’on reconnaît Verlaine dans « des fruits / des fleurs et du feuillage », Apollinaire avec « la joie toujours après la peine », et Mallarmé — « que la chair était triste, les livres lus » —dont se souvient une vieille dame qui pense qu’elle doit "partir". Le passé est rarement heureux, les amours laissent des plaies, la vie est dure pour les pauvres : rien qui désespère mais entraine la mélancolie, souvent présente dans la poésie d’Étienne Faure.

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, 144 p., 15 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 16 août 2018.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. E. Faure a publié 4 livres de poèmes (Légèrement frôlée, 2007, Vues prenables, 2009, Horizon du sol, 2011, Ciné-plage, 2015) et un de proses (La Vie bon train, 2013) chez Champ Vallon, et un livre de poèmes , Écrits cellulaires(2018, le phare de cousseix)..

 

 

 

 

 

 

 

 

17/07/2018

Étienne Faure, Tête en bas

  E Faure La villette  couleur.jpg

L’homme à terre écossant les fèves,

un jour de cagna sans issue,

son ombre se projette à peine

tant il est bas, au ras du sol — que faire,

laisser le pouce et l’index opérer

comme au jeu des osselets séculaires

sans rien prétendre autrement

qu’ouvrir, pourfendre, mettre au jour

le fruit sans sa forme ancienne

attestée par les plus vieux écrits

de l’homme à cette heure devenu l’obligé

de son ombre qui lui protège au moins

les mains,

se souvenant qu’à ce niveau les villes

terrassées, disparues, maintenant enfouies

offrent de leur passé l’emprise

qui fonda la lente aspiration à s’élever

puis après effondrement reprendre

toujours de la hauteur.

 

à terre

 

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 48.

16/07/2018

Étienne Faure, Tête en bas

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Rendu à la splendeur par le deuil,

à distance égale entre vivre et mourir

l’amour fut un feu provisoire avant

éparpillement — que faire

de la morte amante aujourd’hui roidie,

hier encore pâmée, corps armé pour le désir,

bouche ouverte à présent muette ne laissant

que liaison froide en suspens dans l’air,

la peau grillagée naguère pour exciter les yeux

qui toujours soi-disant veulent voir derrière,

braver l’inconnu du corps sous le tissu

prêt à craquer, affolé à son tour,

par le mouvement du lamé semblant dire

dans le clair-obscur prévisible,

le résultat du secret le voici,

bien plus qu’elle a vécu, elle a aimé.

 

Lamé

 

Étienne Faure, Tête en bas, Galliamard, 2018, p. 92.

11/05/2018

Étienne Faure, Écrits cellulaires

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   Les Écrits cellulairesrompent avec la forme que l’on connaissait dans les recueils publiés d’E. F. ; les poèmes presque toujours composés d’une seule phrase laissent la place à des poèmes de 4 strophes, le plus souvent de 4 vers libres — un poème cependant est construit avec quatrains et tercets du sonnet, placés dans un autre ordre (4/3/3/4) —, et comprenant une phrase. Ce qui ne varie pas, c’est l’unité de l’ensemble, qui correspond à l’unité qu’a chaque division dans les recueils. Le titre, ici, reprend en partie le dernier vers (« simples écrits cellulaires ») ; il évoque, plus que la prison de Verlaine ou, métaphorique, la cellule d’Emmanuel Bove, tous deux cités en exergue, l’espace clos de la solitude, celui de la chambre présente dans un des poèmes (« D’un habitacle nommé chambre / où l’on aura (…) / subdivisé la vie en cellules »). On peut penser également à l’espace de la mémoire, la voix d’un narrateur faisant revivre le temps de personnes disparues.

   En effet, l’effacement constant du "je" dans les poèmes précédents d’É. F. n’est pas de mise ici. Il est présent dès l’ouverture, dans une position lyrique, celle de la perte (« l’espérance a vécu ») et tout est associé à l’hiver, à la mort, à la flamme prête à s’éteindre, à la disparition d’un "nous", opposé à un temps de renaissance, « fleuris » connotant le printemps. Le "je", dans le dernier poème, apparaît dans une position fort différente. S’il lui est encore difficile d’aborder le passé à l’imparfait, s’il reste un peu « empêtré dans le temps », l’atmosphère tragique s’est éloignée. Ce n’est plus, à l’aube, le « bordel des oiseaux » mais, la nuit, « le chat [qui] / fait un concert / à quatre pattes », les jours passés sont revenus à la mémoire, mais devenus des mots, de « simples écrits cellulaires ».

   Entre l’entrée du "je" et sa sortie, se développe un récit où dominent d’abord des éléments négatifs avec l’idée de vieillissement (l’automne, les feuilles-lettres mortes) liée à l’exil des aïeux, à leur difficile intégration — et cette figure révérée des aïeux ne mériterait que d’être « couronnée de laurier-sauce », d’être rangée sur l’étagère. On ajoutera la forte présence de l’hiver, de la neige, mais aussi de la guerre, de la séparation du couple ; l’amour s’écrit par lettres, lui sur le front : « Ton amour d’1, 72 m est dans les airs », rappelle le narrateur à la femme. Au calme associé à Verlaine (« par-dessus les toits ») répond « le cri des scies », mais c’est un bruit positif puisqu’il est conséquence de la reconstruction de l’habitat, opposé à la mort de la guerre. Aussitôt après, le mois d’avril dit le printemps vrai et non son imitation par les oiseaux l’hiver.

   Par le poème, on tente de redire ce qui fut : le « poème à cet instant […] prétend tout / recoudre », sachant la difficulté de le faire, ce que note la position isolée en fin de strophe du verbe "recoudre" comme la ponctuation qui coupe ici les vers, alors qu’elle est très rare dans l’ensemble du texte. On apprendt sous forme de paroles rapportées (« il disait (…) je l’entends »), quelle image sonore que se faisait le disparu en ville du bruit de la mer. Le poème dit aussi la mélancolie qui naît de la pauvreté (une tasse sans oreille), de l’abandon d’une maison (le matelas sur le trottoir), d’autant plus nettement qu’est repris le « soleil noir » de Nerval et, également (me semble-t-l), une nouvelle allusion à Verlaine : il n’y a pas « de la musique avant toute chose », mais tout se passe « sans musique et sans rien ». Plus avant encore s’impose la mélancolie verlainienne avec : « la pluie / la tête dans les mains / pensées pluie d’intérieur / sur la ville ». C’est encore le passé qui surgit avec un buvard, objet aujourd’hui obsolète, qui porte sur son revers les mots de la Reine, « miroir mon beau miroir », dans Blanche-Neige, le conte de Grimm.

   Il n’y a pas de rupture avec les recueils d’Étienne Faure dans ces Écrits cellulaires, le passé — et parfois la guerre — y ont leur place. Cependant, de même que La vie bon trainessayait une autre forme que le vers, est choisie ici la strophe.

   Au moment de la parution des Écrits cellulaires, un dossier a été consacré à leur auteur par la revue Phœnix(n°27,  décembre 2017). À la suite d’un entretien avec J.-P. Chevais et F. Bordes, on lira des études de J.-C. Pinson, S. Bouquet, G. Ortlieb et M. de Quatrebarbes, un poème d’hommage de J. Bosc, des inédits (poèmes et proses) d’É. Faure. À lire pour mieux connaître ce poète tout à fait à part dans le paysage contemporain.

Étienne Faure, Écrits cellulaires, la phare du cousseix, 16 p., 7 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 30 mars 2018.

 

 

 

 

 

 

13/01/2018

Fabienne Raphoz, Parce que l'oiseau

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   Le journal fausse le passé, au moment de sa lecture, il force le souvenir. C’est un paradoxe temporel : écrit dans l’instant pour ne pas perdre l’instant, il laisse perdre tous les instants qu’il n’a pas consignés. Parfois, le journal fonctionne à la manière du carnet, comme un déictique, un propulseur, la note lacunaire ouvre un champ que le poème, même condensé, saura, ou ne saura pas, exprimer, mais s’il est trop rédigé, le fragment se suffit à soi-même.

 

Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, collection Biophilia, Corti, 2018, p. 26.

                                *   *   *

La dernière livraison (n° 27, 12 €) de la revue Phœnix est en partie consacrée à l’écrivain Étienne Faure. À lire !

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Étienne Faure publie ce mois-ci aux éditions le phare de cousseix, Écrits cellulaires, que l’on peut commander directement (7 € + 1 € frais de port):

Editions le phare de cousseix

Le Cousseix, n° 7
23500 Croze

Par ailleurs, la revue Phœnix invite Étienne Faure le 18 janvier, avec Stéphane Bouquet, Jean-Pierre Chevais et Marie de Quatrebarbes. Pour plus de précisions :

https://www.entrevues.org/actualites/phoenix-etienne-faure/

25/04/2017

Étienne Faure, Poèmes d'appartement

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De ses nuits à deux corps dans un lit il garde

le réflexe de dormir sur le bord, non pas au centre,

en souvenir de l’autre qui pourrait resurgir,

se lover contre lui, demander asile

un soir de neige à pas feutré traverser la chambre

où le rêve et sa ligne de flottaison persistent

au plus rêche de l’entrée en matière — y a quelqu’un ?

Revient l’épais silence, voix tranchante il répète.

Y a personne.

Comme aux frontières de l’Europe hier

— quelque chose, rien, tout à déclarer —

il écrit, se relève la nuit pour écrire

ce qui pourrait devenir une lettre

sur du papier, juste avant la

Dématérialisation des amours

Et des déclarations qui vont avec

(âmes et hameaux où vivaient les amants qui traversent

à découvert la nuit).

 

à deux corps

 

Étienne Faure, Poèmes d’appartement, dans

Rehauts, n° 39, mars 2017, p. 48.

11/03/2017

Étienne Faure, Vues prenables

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Puis les crues avaient délogé les morts

et les cadavres d’animaux qi dormaient sous l’eau

en un boueux désordre.

Une table flottait dans la Seine,

à quel repas en aval conviée, emportée sans hâte

— ce fut à Rouen qu’elle s’arrêta

à l’auberge où Flaubert l’attendait

avec d’autres ; toute la littérature

était là, à boire, à dévorer,

à ne vouloir jamais sortir de l’auberge

que la pluie ne coupât leur vin.

La vie,

sous la besogne outrancière des mots,

ils l’attrapaient comme idée,

pouce, index et majeur ramassés en grappe,

à s’aider de ces mains veinées

où coule en transparence une vieille vendange,

puis pour ne pas finir dans le vin aigre d’un tonneau

juraient, raturaient, buvaient

et contre Accoutumance, chien commun

tirant sa renommée de grammairien

d’une langue asséchée dans le jardin des maîtres,

aux jours de pluie rêvaient la canicule, en crevaient,

belle outre de vin noir — c’était du vent.

 

Littérature

 

Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009.

20/04/2016

Étienne Faure, Légèrement frôlée

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La nuit quelqu’un pleure en elle

plus souvent qu’autrefois.

Sur le ponton, sa peur

— chair évidée des poissons servant d’appâts —

cent fois réveillée, c’est la noyade.

 

Ce chagrin d’un autre, elle le porte

ainsi qu’un deuil à très haute tension

dans la gorge, au sternum, sous les os.

Puis, le jour revenu, le sang circule,

chacun respire,

de nouveau la vie va reprendre,

on a eu peur ; pourtant

l’amour que le mort lui porte

n’a pas quitté ce corps, chair votive

où la beauté résiste à fleur de peau

— tant le mort pense à elle —

comme en janvier fleurissent

les camélias du littoral

malgré le froid, puis fanent,

offerts à la jetée.

 

les camélias du littoral

 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon,

2007, p. 60.

Étienne Faure a publié Vues prenables (2009),

Horizon du sol (2011), La vie bon train (2013),

Ciné-plage (2015).

16/03/2016

Étienne Faure, Vues prenables

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Hep, taxi, ce qui nous fuit dans le rétroviseur

déjà n’est plus d’époque,

à vivre ici, voir venir,

dans une amphigourique attente ou merdier d’être né,

l’enfer pavé d’intentions plus ou moins bonnes,

cette envie de disparaître — pas grand chose,

une demi-vie, une heure —

puis l’idée de durer qui persiste

— et rattraper sa nuit dans le train.

 

Seul et définitivement mortel

— l’était-il moins dans l’ignorance

ou jeune ou endormi dans les mots accrochés aux cimes

avec la même exaltation des hauteurs qui conduit

à bâtir des cathédrales, marcher parmi les épilobes —

l’ennui devenu un ami, c’est le seul qui lui reste

dans le double vitrage où sommeille

un apatride au rêve étrange, qui lui redit

le temps où ils allaient au Terminus

protégés par la chaleur, noir liquide,

finir la nuit.

 

terminus nuit

 

Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009, p. 28.

 

A l'occasion de la parution de

Ciné-plage

d'Etienne Faure

Alphabet cyrillique
de Jean-Claude Pinson

aux éditions Champ Vallon

 

 

 

la librairie Michèle Ignazi

a le plaisir de vous inviter à une rencontre avec

Etienne Faure

et Jean-Claude Pinson

le mardi 22 mars 2016

à partir de 19 heures

Librairie Michèle Ignazi

17, rue de Jouy

75004 Paris

0142711700

Métro : Saint-Paul ou Pont-Marie

 

 

01/12/2015

Étienne Faure, Ciné-plage

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T’as perdu ta langue

 

T’as perdu ta langue — effroyablement seule

et soudain exacte est la phrase

entendue quand on se sait plus —­ stupeur —

lire, écrire, ni rêver dans la langue

qu’on avait crue acquise de longue date,

à cet instant frappé d’hébétude

de n’avoir su garder racine en elle,

mots précaires, locutions locales

qui s’immisçaient vaguement jusqu’à l’âme,

et que noué jusqu’à la glotte par l’émotion

de la perte on revit le mutisme

de l’enfant d’alors qui savait à peine

la langue qu’on lui parlait quand l’autre,

la maternelle, était déjà en voie de partance

sans plus d’espoir de la retrouver, enfouie,

t’as perdu ta langue.

 

perdue

                         ***

Entrée, sortie

 

Qui est là — et voilà, debout

après les trois coups pour entrer dans l’histoire

à dormir sur les planches, il déclame

face aux assis en rang sur les fauteuils

qui attendront la fin, cramoisis, pour éclater,

ou transis regardent dans leurs lorgnettes

l’avenir de loin,

entrer le vieil acteur au teint farineux,

un crâne en plastique à la main pour dire,

mis en branle par le corps, son texte

appris par cœur, lui donner le souffle

que la langue et la voix fusionnent

dans l’illusion qui se fait attendre

jusqu’à l’applaudissement, premier rappel

quand, se dit-il, revenu à pas caverneux pour saluer,

le tour est joué.

ceci est du théâtre

 

Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon, 2015,

  1. 103 et 118.

 

 Rencontre avec Étienne Faure et lecture, le mercredi

9 décembre, à partir de 19h à la librairie "Libralire",

116, rue St-Maur, Paris, 75011.

18/09/2015

Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts

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Comment fonctionne le théâtre, c’est la question dès qu’on entre dans le paysage d’une station, l’été balnéaire, au bord du débordement, puis vide l’hiver de toute âme, vacance qui accentue le décor de plage : vieux ressac, débris de fioles, de jouets, de sandales monoparentales, de raquettes, de râteaux, de sacs en plastique, tout un fourbi détaché des corps hier étalés sur le sable — sur le dos sur le ventre — criant ne t’éloigne pas trop.

Nous sommes dans la mémoire crois-tu entendre quand c’est la baignoire du théâtre qui t’accueille. On y écoute d’une seule oreille d’anciens acteurs de sable, les morts dans un coquillage. Tu parles.

 

Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015, p. 21.

16/11/2014

Étienne Faure, Vues prenables

                         Étienne Faure, Vues prenables,le goût du rouge, neige, ville, dimanche, guerre

 

Le temps travaille trop, on est déjà dimanche

ce matin en ouvrant la fenêtre,

il neige en silence, les rues sont d'antan ;

de la ville, la rumeur est absente,

c'est la neige ou la nuit en son cœur qui l'interrompt

— ou la mort, insistante à sonner l'heure,

qui ponctue plus sonore les rêves.

 

Tout remonte en mémoire, les petits vieux

revenus naguère estropiés, claudiquant,

plusieurs balles dans la peau, des idées

fixées désormais sur les hommes,

qui le dimanche à des poulbots sans église

tendaient des gâteaux, biscuits à la cuiller

trempés dans du vin, leur donnant

sans le savoir le goût du rouge.

 

Aidés d'un peu d'alcool ensuite ils mourraient

un après-midi dansant

entre les bras d'un fauteuil qui connut leurs étreintes

dimanche, entre deux guerres.

 

le goût du rouge

 

Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009, p. 79.

 

01/11/2013

Étienne Faure, Ciné plage

Étienne Faure, Ciné plage, week end à la mer, débris sur l'île, isolement

                        Ciné plage

 

À rouler vite un soir vers l'ouest

à la clameur de sang, la nuit ne parvint pas à tomber

comme on atteignait la jetée rouge encore,

puis réveillé au matin par la rade

sans même ouvrit l'œil on voyait le livre

entrebâillé des mouettes qui se profilent

au-dessus du poisson mort fraîchement débarqué,

tous les transports, cliquetis du port

on voyait cela, c'était le monde,

et plus tard après avoir réglé sa nuit,

ouï doléances — le climat des affaires —

on s'attachait, l'oreille à l'air libre,

aux vies qu'on entend sur la plage,

la tête renversée comme un sablier

à écouter dans un coquillage avec les souffrances

du vent engouffré, tout ce qui fuit, par bonheur les mots

qui s'écoulent, périssables

 

 

un w.e. à la mer

 

                               *

 

Poli, dépoli sauf en son cœur,

le tesson après plusieurs marées

e renvoie plus sur la plage aucun vif,

mat à l'extérieur mais lucide à travers

son état de fragment revenu, silice,

à même le sable à l'origine

de sa présence ici avant fusion,

s'expose au risque du ressac

et à s'amenuiser encore jusqu'au grain

     pour l'heure offrant l'humide éclat

sitôt sec terni

d'une bouteille à la mer jetée

après ébriété, vide,

hormis en son dedans les mots

qu'il fallut écrire en des temps d'extrême

isolement.

 débris sur l'île

 

Étienne Faure, "Ciné plage", dans Rehauts,

n° 31, avril 2013, p. 63 et 67.

 

 

 

 

12/06/2013

Étienne Faure, La vie bon train, proses de gare

Étienne Faure,  La vie bon train, proses de gare, train, bruit, oiseau,Apollinaire

 

Lents comme des états d'âme,

après l'été les trains revenaient,

las d'avoir trimballé tous ces corps

à la mer, à la montagne, dans des contrées

dont furent natifs les pères (introuvables sur la carte),

à grincer de nouveau en gare,

y faire leur entrée, annoncer le pire

qui toujours sera à venir,

le soleil ras rougissant la face des ultimes

voyageurs ; c'était l'automne,

chacun se rappelait les vers

d'Apollinaire — un train qui roule, ô ma saison mentale

et la violente espérance de vie :

devait-on revenir

quand il aurait fallu ne partir jamais

— et puis après,

dans la gare sans issue,

on n'allait pas pleurer pour ça.

 

revenir

 

                                                    *

 

Le crissement du fer en copeaux dispersé, taraudé en son cœur puis découpé, reste ancré un moment dans les crânes. Comme un cri presque humain poussé chez un dentiste. En fait ce n'est qu'un rail que l'on répare, une pièce défectueuse à nouveau d'aplomb. Quand les locomotives passées sur les ponts et les viaducs en fer débarquent sous ces charpentes usinées d'autrefois, tous les monuments d'ingénierie, ces tonnes d'acier, les rails et les wagons, se répondent, se parlent en grincements d'époque. Les bruits fabriquant les lieux, les cris de mouettes au-dessus de la gare font resurgir avec le bleu la mer, un port ou alors l'abattoir du même âge, du temps du métal bon marché, où furent montés, au cœur des villes, de tels pavillons. Les mouettes en assemblée générale, concurrentes, associées, se disputent, ailes et becs, prospèrent au-dessus des toits criant leur amour de la viande et des abats. Parfois elles piquent, plongeant vers la basse fosse, ainsi que des oiseaux de proie formant des cercles au-dessus des rails, à la recherche de déchets.

 

 

Étienne Faure,  La vie bon train, proses de gare, Champ Vallon, 2013, p. 91 et 75.

© Photo Tristan Hordé.

27/04/2013

Étienne Faure, Légèrement frôlée — Horizon du sol

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Où est l'exil

en sueur, en train jadis accompli

si les avions, presque

à la vitesse du mensonge, nous déposent

en des lieux prémédités de loin,

transmis par la parole, des papiers

traduits ou rédigés dans la langue des mères,

où est l'exil, un écart temporel

réduit à rien — espace crânien

où l'on revient sur ses pas pour retrouver

l'idée perdue en route —

histoire de seconde main aujourd'hui effacée

devant l'entrée des morts, sur le seuil,

par politesse ultime de la mémoire

ici trahie, en creux, quand l'avion atterrit

qui ne comblera donc rien, jamais

l'amplitude infinie de la perte

 

il revient les mains vides

 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007, p. 90.

 

Comme on sort de la ville,

d'un quartier loin du cœur,

l'été longeant les rues ombragées, il arrive

la frôlant — la mort et ses fragrances —

qu'on en garde ombre et parfum mêlés,

de ces jardins le sombre pressentiment

d'un jour d'été, noir à l'idée de mourir tout à l'heure

bien avant les fleurs grillagées,

en plein contraste ayant senti,

belle ironie du nez, le mort venir

dans le mélange des parfums de fleurs

qui font desséchées à cette heure

une espèce de pot-pourri

— vite évanoui, car le jaune agressif au nez

d'un champ de moutarde inhalée

bientôt l'efface, campagne

où la route est tracée,

éperdument ne laissant qu'un lacet dans la tête.

 

frôlée

 

Étienne Faure, Horizon du sol, Champ Vallon, 2011, p. 25.